Julia Daal


La remontée du torrent




D'ordinaire, le matin, c'est un morceau de Simon & Garfunkel qui me tire du sommeil. Leur musique douce mais très vivante est un tremplin vers la bonne humeur, une manière d'aborder la journée qui suivra ce réveil de façon agréable, pour moi et par conséquent pour toutes les personnes qui croiseront ma route. Sauf bien sûr lorsque les voix et accords si harmonieux de ces deux artistes sont inaudibles car recouverts par le cri strident d'une enfant de trois ans qui n'est pas la mienne.


C'est donc en catastrophe que je m'extirpe de mon lit, pour courir pieds nus sur le carrelage froid de la cuisine qui sépare ma chambre de la pièce où dorment Elisa, ma nièce, auteur du hurlement en question, et son frère. Pour découvrir que ce dernier de deux ans son aîné est en train de piquer sa peluche à sa petite soeur, qui crie de plus belle.


- Basta !


C'est là que réside l'avantage d'être plus âgée qu'eux : je crie plus fort. Et le silence se fait instantanément, comme si j'avais coupé le son de la télé. Pas le temps de profiter de ce répit que des coups intempestifs en provenance du dessous viennent le briser, ce si beau silence. C'est le type du dessous, que le fait d'habiter dans le même immeuble ne m'a jamais empêché d'ignorer le nom, et qui frappe de son balai ou je ne sais quoi d'autre contre la cloison trop mince à mon goût qui nous sépare. Ce qui a pour unique effet de faire aboyer Georges, le chien de mes voisins de palier, qui exceptionnellement est chez moi. Le temps de donner un cookie au chien pour le faire taire (pas moyen de mettre la main sur ses biscuits) et de rendre sa girafe en peluche à Elisa, je suis parfaitement réveillée. Et dans le calme enfin revenu, mon morceau de musique destiné à me préparer en douceur à l'épreuve que représente le vendredi matin fait entendre ses deux dernières notes avec une ironie non dissimulée. J'irai bien me recoucher... Mais dans le fond, c'est ce que je me dis tous les jours alors...

Elisa caresse Georges, qu'elle a renommé Le Jaune à l'instant où elle l'a vu. Je crains qu'elle ne demande un chien à sa mère. Mains sur les hanches comme un patron exigeant, Liam - baptisé ainsi en référence à Liam Nesson, l'acteur préféré de ma soeur- parvient, je ne saurais dire comment, à me regarder de haut d'aussi bas qu'il est et clame :

- J'ai faim tu fais le petit déjeuner ?
- Moi aussi j'ai faim, renchérit sa soeur, comme s'ils avaient peur que je ne les nourrisse pas.
Quoique l'idée est tentante. S'ils sont affaiblis par le manque de nourriture, ils feront moins de bruit non ? Je suis allée préparer leur petit déjeuner, avant d'aller me préparer moi pendant qu'ils mangeaient. Tina est arrivée juste au moment où je finissais de les habiller.

Tina est ma soeur. Ma soeur jumelle. Et elle n'est ni mon double parfait ni mon parfait opposé comme le laissent penser tous ces films pour la plupart mauvais qui racontent l'histoire de jumeaux. Avoir la même date de naissance et les mêmes gènes n'ont pas fait de nous des sœurs beaucoup plus ou beaucoup moins proches que peuvent l'être deux sœurs "ordinaires". Parce que nous ne sommes en rien extraordinaires. Et même les gens qui ne nous connaissent pas bien ne nous confondent pas. Car contrairement à ce que je viens de dire (s'il y a une personne que je sais contredire, c'est bien moi), il m'arrive de penser qu'elle est tout ce que je ne suis pas. Donc elle est beaucoup de choses. En vrac, Tina est : en bons termes avec ma mère, propriétaire, mariée (à une époque) divorcée (maintenant), mère... Donc, je suis par opposition : en (très) mauvais termes avec ma mère, locataire, célibataire et sans enfants. Quoique, cette dernière affirmation reste à voir. Il y a une chose que Tina et moi avons en commun, en dehors de notre jour anniversaire, : notre légendaire organisation. En fait de légendaire, je devrais dire inexistante. C'est pourquoi il arrive plus que souvent que ma soeur débarque chez moi sans prévenir et me laisse ses deux enfants. Comme cette semaine.

- Ils ont été sages ? me demande t-elle.
- De vrais anges.
Cette réponse hyperbolique lui fait comprendre que de cette phrase ne transparaît pas l'exacte vérité, et je m'empresse de la rassurer.
- Ne t'inquiète pas, tout s'est bien passé.
- Je suis désolée, je ne pouvais vraiment pas faire autrement...

Tina bosse dans une banque (le dernier lieu où moi j'aurais envie de travailler) et ce qu'elle y fait exactement (ne me demandez pas quoi) l'oblige à voyager sans cesse à droite à gauche pour négocier je ne sais trop quels contrats. Et à me confier sa progéniture. Je me demande si à la longue, ils ne me prendront pas pour leur mère. C'est vrai : nous avons le même visage, et ils me voient sans doute plus souvent qu'elle...

- Merci, merci infiniment...

Le long rituel du remerciement, tellement exagéré par Tina qu'il m'empêche toujours de refuser de prendre mes neveux la fois suivante où elle me le demande. Seule la présence de Georges Le Jaune couché sur le sol l'empêche de s'y laisser tomber à genoux... Aujourd'hui, j'écourte cette litanie de remerciements, parce que mine de rien l'heure tourne. Je flanque Elisa - "j'veux un chien"- (qu'est-ce que je disais) dans les bras de sa mère, accroche Liam à la main gauche de cette dernière et la dirige subtilement vers la sortie. Alors que je referme la porte, elle se retourne pour m'annoncer la bonne nouvelle.

- J'allais oublier. On fête l'anniversaire de Dan ce week-end. Il ne le sait pas, c'est une surprise. Tu devrais venir.
- Je suppose que c'est maman qui organise, et que c'est pour ça que je n'ai pas été mise au courant.
- Tu supposes bien.

Dan, c'est mon frère aîné et si je ne savais pas que l'on organisait une fête pour son anniversaire, c'est pour deux raisons : un, parce que ce jour tombe seulement dans... il y a deux mois. Mieux vaut tard que jamais doit être la nouvelle devise de ma mère. C'est elle la seconde raison. Maman et moi n'entretenons pas ce qu'on pourrait appeler une relation mère / fille idéale. Je me demande même si on peut appeler ça une relation mère / fille tout court. Je ne sais pas vraiment d'où vient son animosité à mon égard. Lorsque, poussées par un malheureux concours de circonstances, nous en venons à nous parler, ça ressemble plus à un duel, pas du genre où l'on se regarde dans les yeux avant de tirer non, plutôt le style duel de sniper, chacune embusquée dans son coin, attendant que l'autre baisse sa garde pour porter un coup. Moi qui suis pacifiste dans l'âme...

- Il y aura Kris, annonce Tina, ce qui je le reconnais, est un argument de poids pour que j'aille à cette fête.
Kris est l'une des mes meilleures amies, et accessoirement la femme de Danny. Et je l'adore. C'est la douce naïveté (ou la douceur naïve) personnifiée. Du genre à se persuader (et à persuader les autres) que ce ne sont pas les dix-sept pages de pubs qui ont mis le film en retard mais bien l'horloge du magnétoscope qui avance, ou que le commerçant du coin ne l'a pas arnaqué parce que c'est la caisse enregistreuse qui ne fonctionne pas bien. Elle est fantastique Kris. C'est elle qui m'a redonné foi dans le genre humain. Si elle n'avait pas épousé mon frère, c'est peut-être bien moi qui l'aurais demandée en mariage !
- Elle serait déçue ne de pas te voir, continue ma frangine devant mon silence.
- C'est bon, je crois que je vais venir.
- Tu n'auras même pas besoin d'éviter maman. Cette semaine, les conflits inter-familliaux devraient entamer une période de trêve.
Je ne suis même pas sûre que cette phrase ait vraiment un sens.
- Et qui t'a dit ça ? lui demandé-je, en me doutant bien de la réponse.
- Les étoiles, Julia, les étoiles.

Traduction : l'horoscope au dos du programme télé. S'il y a un truc sur lequel nos opinions divergent, c'est bien l'astrologie. Ca n'a pas toujours était le cas en fait, c'est l'ex-mari de Tina qui l'a initié à toutes ces anneries, et elle n'a jamais décroché.

- Les étoiles ? Et tu les crois, les étoiles ? Tu peux me dire ce qu'il y a de plus stupide qu'une étoile Tina ?
- Je pensais que tu adorais les étoiles, fait-elle, boudeuse.

C'est tout à fait exact, entièrement vrai. J'aime les étoiles, j'aime leur magnificence simple. Mais ça ne les empêche pas d'être stupides les étoiles, elles qui sont faites de la même matière que nous. Et puis surtout, c'est parce qu'elles n'ont aucun sens qu'elles sont belles. L'Art, le vrai, ce qui est vraiment beau dans le monde, c'est ce qui ne s'embarrasse pas d'avoir une raison d'être, qui est sans se poser de question. Les étoiles ne se posent pas de questions et quelque chose qui ne se pose pas de question ne peut pas apporter de réponse.

- J'aime les étoiles Tina, je les adore parce qu'elles ne disent pas l'avenir. Parce qu'elles se taisent et que je me plais à écouter leur silence.
Et comme je vais être en retard, je coupe court à cette conversation d'un claquage de porte plus sec que je ne l'aurai voulu sur ma soeur.

*

- Encore en retard ? me salue Ray en me voyant passer en courant devant sa carriole.
- Bonjour Ray, ai-je à peine le temps de lui répondre entre deux respirations saccadées.

La cinquantaine bien loin derrière lui, Ray est vendeur de sandwichs. Tous les jours et par tous les temps, de sept heures à dix-neuf heures, ce grand noir au visage amical vend des sandwichs - très bons d'ailleurs, qu'il prépare lui-même dans sa carriole. Il promène son petit restaurant sur roues entre l'immeuble où je vis et celui où je travaille. De sorte que je tombe sur lui presque chaque fois que j'ai faim. Je suis contre la société de consommation mais il y a un commerce que je fais bien marcher, et c'est celui de Ray.

Si je cours, c'est parce que je n'ai pas de voiture. Si je n'ai pas de voiture, c'est parce que j'ai estimé que c'était une dépense inutile étant donnée que mon lieu de travail est à vingt minutes à pied de mon appartement. Le week-end, les transports en commun sont moins chers, et de cette façon, je contribue à la baisse du taux de pollution de notre belle ville de San Francisco. Je ne sais pas si je suis vraiment ironique en qualifiant cette ville de belle. C'est vrai qu'elle est, par de nombreux aspects, magnifique. La vue que l'on a sur la baie, le Golden Gate Bridge illuminé le soir et le Golden Gate Parc ensoleillé la journée, les larges rues baignant dans la lumière que traversent les tramways, les palmiers, les façades bleues et roses, San Francisco est une belle ville. Mais bien sûr, comme partout ailleurs, il y a les ghettos, les petits H.L.M. dans lesquels s'entassent les familles nombreuses, les voitures qui roulent sans se soucier des piétons et les piétons qui traversent sans faire attention aux voitures. Et les sans-abri. La population de San Francisco s'élève à quelques sept cent cinquante mille habitants. Combien d'entre eux vivent dehors ?

Le vent souffle dans ma veste, la faisant tinter. C'est parce que mes poches sont pleines de monnaie. Je me fais l'effet de ces sortes de carillon que l'on accroche sur son perron et qui font de la musique dès que la brise les atteint... J'ai toujours des pièces sur moi, pour les sans-abri que je croise sur le chemin du boulot. Parfois ils sont si nombreux que j'ai vidé mes poches à peine à la moitié du parcours. Quand cela arrive, je finis le trajet en courant pour ne pas croiser le regard des autres. Il faut croire que le courage n'a jamais été ma qualité première... C'est quoi au juste ma qualité première ? Ah oui, être assez maligne pour éviter de me poser ce genre de question. Passons donc. Je cesse de courir, car j'ai rattrapé mon retard. Il fait beau. Le soleil, encore bas dans le ciel, diffuse une douce lueur dans les rues. C'est agréable de marcher, d'être à l'air libre. Je n'aime pas m'enfermer dans les voitures, je n'aime pas avoir une vitre entre moi et le soleil, l'air, les gens... Ca parait bizarre, mais dans une voiture, j'ai l'impression d'être coupée du monde. C'est que je vois la majorité des gens conduire sans se soucier d'autres personnes que d'eux-mêmes. Et puis surtout j'aime vraiment marcher. Je peux emprunter toutes les petites rues où ne passent pas les voitures, de petites rues commerçantes où l'odeur des fruits et des fleurs embaume l'air. Puis je quitte cet endroit pour un quartier bien différent. Une tour de verre y siège, si haute que tenter d'en apercevoir le sommet risque de vous déplacer les cervicales. Trente étages, ni plus ni moins. Les gens aiment les nombres ronds.

Je n'ai pas toujours travaillé dans ce coin de la ville. Pendant une courte période, (très courte à dire vrai), je me rendais le matin au Palais de Justice de San Francisco (je ne prononçais pas les majuscules à Palais de Justice, je le fais maintenant que je n'y suis plus.) C'était une bâtisse autrement moins élevée, mais tellement plus imposante que les soixante mètres du building. Il s'en dégageait à mes yeux une aura de respect, de morale et de... puissance au service du peuple (oui à l'époque, l'expression "puissance au service du peuple" ne me paraissait pas absurde.) Mais tout cela n'était valable que de l'extérieur. Dedans, les choses étaient toutes autres. J'étais avocate (ça surprend n'est-ce pas ?), probablement la seule avocate qui s'imaginait que la constitution (par contre maintenant je ne mets plus de majuscule à constitution) était là pour défendre les victimes et les innocents, et pas pour garantir les droits des coupable à être remis en liberté pour peu que le cadavre de leur femme ait été retrouvée dans leur voiture au cours d'une fouille sans mandat de perquisition. Une fois les yeux ouverts, j'ai quitté le palais de justice, sans majuscule et sans préavis. Ma naïveté en a pris un coup, mais mon amour-propre s'en est très bien sorti.

En passant les portes de la tour, je reviens au présent. Notre émission est donc diffusée en direct de l'avant dernier étage d'un de ces immenses gratte-ciel dont les ascenseurs tombent régulièrement en panne. Aujourd'hui il marche, du moins quand je mets le pied dedans. Les portes se referment dans un chuintement métallique. Je salue les autres personnes présentes dans la cabine, qui me renvoient un sourire forcé ou m'ignorent. Ma hantise, chaque matin, est que l'ascenseur se bloque entre deux étages. Pas que je sois claustrophobe, non, simplement, je ne voudrais pour rien au monde rester coincée plus que nécessaire avec de telles gueules de... morts-vivants. Sur leurs visages, ce n'est pas Toute La Misère Du Monde qu'on lit, ce serait plutôt Toute L'Inutilité Du Monde, Le Non-Sens De La Vie... Bref, ils sont déprimants jusqu'à la moelle des os. J'ai l'impression que la seule chose qui les retienne de se balancer dans le vide est la peur de froisser leurs costumes trois-pièces de chez Macy's pour lesquels ils ont versé une somme équivalente à un an de mon salaire.

Dans la petite cabine qui monte, c'est le silence total. Et pas le silence gêné de ceux qui ne savent pas quoi dire, ou le silence complice que l'on partage avec les autres à coups de sourire, non, silence compact et pesant de ceux qui n'ont rien à dire, pas même bonjour. Ca fait longtemps que je n'essaie plus de faire la conversation avec ces gens là. Je sais que nos emplois respectifs ne sont peut-être pas les plus marrants qui existent, mais quelle peut bien être leur vie pour qu'il puisse tirer une tête pareille dès huit heures du matin ? Si je devais faire un vœu se serait celui-là : je voudrai commencer ma journée dans un ascenseur où les gens sourient... ou la paix dans le monde peut-être. Tout dépendrai de mon humeur...

Une secousse désagréable grâce à laquelle je me félicite de n'avoir pas pris de petit déjeuner indique l'arrêt de l'ascenseur. Les portes s'ouvrent, et toute la cohorte de maniaco-dépressifs envahit l'étage, me laissant seule pour le reste de l'ascension, qui me semble soudainement plus légère des suites de leur départ. J'ai l'impression que c'est l'ascenseur lui-même qui en est soulagé, comme s'il venait de vomir un trop plein d'amertume humaine. En silence, je plains tous ceux qui bossent au vingt-huitième. Heureusement, la personne avec qui je travaille est à mille lieux de celles avec qui je prends l'ascenseur.

- Julia ! m'accueille t-il, le visage fendu en deux par un sourire immense. Alors, cette soirée ?
- Fantastique !

Il comprend parfaitement que je suis cynique, parce qu'il savait que mon programme consistait à garder le chien de ma voisine et les enfants de ma soeur.

- Dis-toi que ce soir ne peut être que mieux !

Je pourrai lui répondre que rien n'est moins sûr, mais je préfère lui rendre son sourire.
Ce type qui ne peut pas s'empêcher de crier chaque phrase qu'il prononce, c'est Kyle, mon collègue - et ami. Et dire qu'il est particulièrement exaspérant serait un doux euphémisme. Entendons-nous bien, ce n'est pas que je ne le supporte pas, bien au contraire, je l'adore, mais disons que c'est plutôt que je ne l'apprécierai à sa juste valeur que s'il devient muet un jour. C'est tout moi ça : les gens de l'ascenseur ne me parlent pas assez, Kyle me parle trop. A croire que je ne suis jamais contente. Non, décidément, j'aime beaucoup mon collègue mais il a le don de me fatiguer par sa simple présence. Peut-être bien que ses imitations de Jim Carrey en "Ace Ventura" n'y sont pas pour rien. Je hais ce film. Et je n'apprécie Jim Carrey que lorsqu'il n'en fait pas trop, c'est à dire jamais ou presque. Bien sûr Kyle n'est pas Jim Carrey. Il est... comment dire ? J'ai l'impression qu'il cherche toujours à me remonter le moral, mais je ne comprends pas bien pourquoi, puisque le moral en question n'est pas vraiment bas. Peut-être n'est-ce qu'une impression, que Kyle est juste un grand enfant et que ma mentalité d'adulte blasée m'empêche de saisir toute la jolie simplicité de sa façon d'être... Non, je ne suis pas blasée - je ne suis même pas sûre d'être une adulte. Et Kyle sait tout à fait se montrer responsable et sérieux lui aussi.

Dans le fond, si j'adore sa fantaisie, il fait tellement dans l'excès qu'il l'en devient à la longue épuisant. N'empêche que je l'adore. Et que je préfère mille fois travailler avec lui et sa "grande gueule" qu'avec les gens de l'étage en dessous. Notez, eux aussi ont des grandes gueules, mais une grande gueule qui reste fermé, ça leur fait un visage... coffre-fort en quelque sorte. Je ne suis sans doute pas la reine de la métaphore mais vraiment, pour moi, leur figure m'évoque un coffre-fort, froid comme l'acier, et inoxydable en plus, protégé de toute atteinte de l'extérieur. C'est pour ça qu'ils ne répondent pas lorqu'on leur dit bonjour. Bref. Si je ne vois pas Kyle dans l'ascenseur, c'est parce qu'il arrive toujours une vingtaine de minutes à l'avance. Pour quoi faire ? Je n'en ai aucune idée puisque rien n'est jamais prêt quand je débarque. Les hommes... Je ne suis pas tant sexiste que réaliste en disant cela. Et puis je plaisante aussi. Kyle est un homme bien dans son genre (genre masculin cela va de soi.) En plus il nous fallait un homme pour l'émission. Certaines personnes, tous des hommes d'ailleurs, préfèrent discuter avec Kyle. Parler à une femme ne leur convenait pas, et je peux tout à fait le comprendre.

Nous allumons la console juste à temps pour entendre Ted Broder annoncer la fin du programme musical de la matinée et dire qu'il passe l'antenne à Kyle Callaghan et Julia Daal.

- Oups ! ai-je murmuré en basculant différents commutateurs sur le poste devant nous. Avec son habituel enthousiasme,

Kyle prend la parole, diffusant sa voix à travers toute la ville.

- Chers auditeurs, bonjour ! Il est maintenant 8 heures, vous êtes sur San Francisco Flashback FM, et End Blues attend vos appels.

End Blues… (and blues...) Je précise que le titre n'est pas de moi. Par contre, l'émission en elle-même, c'est mon idée. Lorsque je suis arrivée à la station (pistonnée par Danny, qui connaissait bien l'un des proprios) le patron, Mr Jennings - qui je ne sais pour quelle obscure raison ne supporte pas d'être appelé par son nom- a accepté de me prendre, Dan l'ayant assuré que je savais pertinemment parler aux gens. Il m'a donc collé au "courrier du coeur", ce qui fut un véritable cauchemar. Ce n'est pas que je sois une si mauvaise conseillère dans ce domaine, Dan n'avait pas mentit en disant que je me débrouillais bien pour assister les autres. Le problème, c'est que recevoir toute la journée des appels d'adolescentes me dépeignant leur vie comme un épisode des Feux de l'Amour ou le dernier best-seller de Barbara Cartland détruisait mon système nerveux encore plus rapidement que Jim Carrey. Alors j'ai fait une proposition à Mr Jennings : créer une émission qui ne s'intéresserait plus seulement aux peines de coeur, mais aux peines tout court. A toutes ces personnes qui ne veulent rien de plus qu'une voix au téléphone pour leur dire "je vous écoute". Je ne m'imaginais pas changer réellement leur vie, mais juste leur apporter un moment de réconfort. C'est déjà beaucoup. Je dois admettre avoir eu peur au début, peur que ce projet ne devienne n'importe quoi. Après tout, il ne fallait pas se faire d'illusions (je les aies laissées derrière moi avec ma carrière juridique, les illusions) cinquante pour cent des personnes qui appellent ces numéros le font pour pouvoir dire à leur entourage qu'elles sont passées à la radio, ou pour exhiber sur les ondes soit leurs vies incroyables, merveilleuses que nous sommes tous censés leur envier, soit leurs malheurs et leur inépanchable chagrin en espérant qu'une de leurs connaissances se précipitera chez eux avec une boîte de kleenex et une épaule compatissante à la seconde où ils seront entendus. Pourtant, contre toute attente, l'émission est un succès : les personnes qui me contactent le font non pas pour les raisons citées plus haut mais bien parce qu'elles ont réellement besoin qu'on les écoute. C'est très important de se sentir écouté. Parce que cela prouve que l'on existe. Et il y a tellement de gens qui ont besoin de savoir qu'ils existent, de s'en assurer.

D'ailleurs j'ai un transfert d'appel.

- Allô ? fait une voix timide à l'autre bout du fil.

C'est une voix sans âge, presque inaudible.

- Bonjour monsieur, dis-je aimablement. Vous êtes à l'antenne d'End Blues.

Un instant de silence.

- Vous préférez remettre votre appel à plus tard ? demande Kyle.

- Non, je crois que ça ira.
- Voulez-vous nous dire votre nom ? m'enquis-je.
- Grubb, Jeff Grubb.
- Et comment préférez vous être appelé ?
Ca peut paraître anodin, pourtant je trouve que c'est important.
- Vous pouvez m'appeler Jeff.
- Très bien Jeff. Je vous écoute.
- Voilà, je vous appelle parce qu'aujourd'hui c'est mon anniversaire.
(Une voix sans âge…)

- Hé bien toute l'équipe vous souhaite un très bon anniversaire, fait Kyle sur un ton jovial assez inapproprié à mon sens.

Visiblement, il n'a pas entendu la pointe de déprime qui perce dans la voix de cet homme.

- Merci, sanglote à moitié notre interlocuteur.

Je fais signe à Kyle de me laisser faire, ce qu'il accepte sans se vexer le moins du monde.

- De quoi voulez vous parler Jeff ?

- C'est mon anniversaire, et je suis tout seul.
Silence.
- Et... poursuis-je, pour l'encourager.
- Et je voudrais que ce ne soit pas le cas.
- Pourquoi êtes vous seul Jeff ? Parce que votre famille est loin ? Vous avez une famille ?
- J'en ai une oui, mais ils ne pensent pas à moi. Ils vivent sur la cote est.
- New-York ?
- Philadelphie.
- D'accord. Jeff, pourquoi ils ne pensent pas à vous ?
- Depuis qu'ils ont quitté San Francisco, ils n'ont jamais pris de mes nouvelles, n'ont jamais cherché à savoir comment je m'en sortais.
- Mais avant leur départ pour la cote est, vous étiez proche d'eux ?
- Et bien...

Il coupe sa phrase de lui-même. Je pourrai presque l'entendre réfléchir à sa réponse ou tenter de se remémorer sa situation familiale ante-Philadelphienne.

- En fait non, laisse t-il tomber.

On n'imagine pas le poids des mots, si petits soient-ils. Ceux-ci chutent de haut et viennent s'écraser lourdement sur le sol du désespoir. Ca fait un bruit triste, qui résonne dans nos têtes. J'attends quelques secondes. J'hésite entre lui demander pourquoi sa famille ne s'intéresse pas à lui, histoire que ça sorte de sa personne rongée par la solitude, et l'éloigner de ce douloureux sujet pour lui dire tout autre chose.

- Hé bien qu'importe Jeff, pour le moment vous n'êtes plus seul. Comme vous l'a dit mon collègue, nous vous souhaitons le plus sincèrement du monde de passer un bon anniversaire. Vous travaillez aujourd'hui ?
- Je suis à la retraite depuis six ans.

(Une voix sans âge... j'ai vraiment tapé dans le mille)
- Alors vous allez en profiter, et passer une bonne journée.
- Tout seul ?

- Il y a une foule de choses à faire dans cette ville, Jeff. Des endroits très bien où l'on peut passer la journée en compagnie de gens agréables.

- Ah.

J'ai soudain comme une illumination, un éclair révélateur qui fait mal aux yeux (à ceux de l'âme) et qui ne révèle par ailleurs rien d'extraordinaire...

- Ce n'est pas seulement aujourd'hui que vous êtes seul, n'est-ce pas Jeff ?

... car la solitude est devenue tristement ordinaire.

- Non. Tous les jours. Mes enfants voudraient me mettre en maison de retraite, ils disent que comme ça j'aurais de la compagnie.

- Mais vous ce n'est pas ce que vous souhaitez ?

- Je ne veux pas quitter ma maison pour un hôpital déguisé en camp de vacances. J'ai tous mes souvenirs chez moi, toute ma vie.

- Vous savez, il y a peut-être un moyen de ne plus être totalement seul et de rester chez vous.

- Lequel ?

Tant d'espérance dans un seul mot... Ca me fait plaisir et m'effraie en même temps. Je ne voudrais pas le décevoir, pour rien au monde.

- Vous pourriez engager quelqu'un pour s'occuper de vous. Une personne qui vivrait chez vous, mais ne serait pas tant votre domestique que votre ami. Beaucoup de jeunes gens cherchent des emplois de ce genre. Et lorsque quelqu'un passe ses journées à prendre soin d'une autre personne, cela crée des liens, je peux vous l'assurer. Vous ne seriez plus seul.

Un silence qui me semble durer une semi-éternité puis :

- C'est une bonne idée.

Soulagement intérieur, que je cache soigneusement.

- Passez une petite annonce dans le journal, ou mieux, envoyez là à la station, nous la diffuserons à l'antenne.

Je peux me permettre de lui faire cette proposition, sachant que nous avons un service radiophonique qui remplit cette fonction. Autre illumination, plus joyeuse cette fois-ci.

- Jeff ? Je vais vous prendre quelques secondes hors antenne.

Pendant ce temps, Kyle réceptionne l'appel suivant. Je me retrouve maintenant seule avec Jeff Grubb.

- Merci beaucoup, me dit-il alors que la conversation ne s'étend plus sur les ondes.
- Il n'y a pas de quoi. En attendant de trouver quelqu'un, je me disais que vous aimeriez sans doute passer un anniversaire plus sympathique qu'à l'accoutumée. Dites-moi, vous connaissez le Jazz Club Chez Beth ?
- Oui, dit-il, attentif.
- La propriétaire est une de mes amies. Allez là-bas, demandez Betty et dites-lui que vous venez de ma part. Et je vous promets que vous passerez une très bonne journée.
- D'accord. Merci, vraiment.

- Pas de problème. Vous voulez parler d'autre chose ou...

- Non non, ça ira. Et bien...

- Bon anniversaire, lui souhaité-je, avec assurance cette fois-ci.

- D'accord, est la surprenante mais ô combien bien vue réponse de Jeff.

- Au revoir Jeff.

- Au revoir, murmure t-il comme de très loin, avant de raccrocher.
De son coté Kyle est toujours en pleine discussion avec ce que je crois être une jeune femme. Moi je passe un rapide coup de fil à la dite Betty, propriétaire du Jazz Club en question dans lequel je joue entre autres le vendredi soir, afin de la prévenir de l'arrivée imminente de Jeff Grubb. Betty est une femme exubérante, toujours enthousiaste, un rien acide, une vraie pile électrique, chargée à bloc, inusable. C'est aussi l'une de mes meilleures amies. Je n'ai pas pour habitude de lui envoyer toutes les personnes qui m'appellent, c'est juste qu'aujourd'hui ça m'a parut être une bonne idée. J'ai vu des gens entrer dans son café comme s'ils s'étaient déjà suspendus à leur poutre, et ressortir de là avec un sourire jusqu'aux oreilles. Beth fait dans l'humanitaire malgré elle, elle vous requinque les dépressifs à coup de discours philosophico-optimistes, de plaisanteries d'un goût variable et si besoin est, d'alcool plus ou moins fort. Alors je sais qu'elle ne m'en voudra pas d'avoir dit à Jeff de passer chez elle, ni du fait que je ne la prévienne que via répondeur. Je déteste faire ça, mais en l'occurrence, je n'ai pas le choix. Après avoir laissé mon message, je reprends mon casque.

- C'est triste, commente Kyle quand son interlocuteur a raccroché, passer son anniversaire tout seul.
Et puis, comme s'il venait de se souvenir de quelque chose d'important :
- Mais au fait, c'est quand ton anniversaire ?
- Heu... Je regarderai dans mon agenda.
- Tu ne connais pas ta date d'anniversaire ?
En fait, en réfléchissant un peu, je devrais pouvoir la retrouver. Je crois que c'est volontairement que j'ai oublié cette date, pour ne pas être angoissée toute la semaine précédente par l'idée de prendre un an de plus. Ce qui est une idée absurde, car ce n'est pas le jour de votre anniversaire que vous prenez un an de plus, non, c'est à tous les jours qui suivent votre précédent anniversaire que vous le devez.
- En janvier je crois. Et toi ? dis-je pour changer de sujet (de sujet de phrase, pas de conversation, ce qui fait toute la différence...) Le 3 mai si je me rappelle bien...
- C'est ça. Mais comment ça se fait que...
Sauvée par le gong ! En l'occurrence, la sonnerie du poste. Kyle fait basculer la ligne.
- S3FM, vous êtes en direct sur l'émission de Kyle et Julia.
- Elle veut tout contrôler, pleure une jeune fille dans son combiné de téléphone. Elle veut tout contrôler et je ne sais pas quoi faire.
- Doucement, calmez-vous, ai-je dit le plus doucement possible. Quel est votre nom ?
- Blanche.
- Qui veut tout contrôler, Blanche ? Que veut-elle contrôler ?

- Ma vie... Ma mère veut contrôler ma vie.

Elle s'arrête, elle souffle comme si elle venait de courir un marathon olympique. C'est que la douleur vous prive d'air, au bout d'un moment.

- Comment veut-elle faire ? demande mon collègue.

- Elle prend les décisions à ma place. Elle ne veut pas me laisser choisir ce que je ferai plus tard.

Elle vraiment très jeune. Une adolescente sans doute. Du coup j'oublie les "vous". Ca éloigne.

- Que veux-tu faire toi, plus tard ?

- Je veux peindre.

- Nous n'aurons jamais assez d'artistes, lui assuré-je. Qu'est-ce que tu peins ?

- Des portraits, des natures mortes... de tout.

Elle retrouve son calme progressivement tandis qu'elle me dépeint - pardon, disons décrit sa passion. Puis de nouveau, cette panique dans la voix quand elle revient à sa douleur.
- Ma mère dit que ce n'est pas un métier. Elle veut que j'obtienne un emploi plus...

- Terre à terre ?

- C'est exactement ça. Elle m'a déjà inscrite à la fac de compta. Je ne veux pas tenir des comptes, je n'aime pas les chiffres. Je ne sais plus quoi faire.

- Tu es au lycée ?

- Dernière année, oui.

- Est-ce que tu as parlé de ton problème à tes professeurs ?

- Non...

- Tu devrais essayer. Vas voir ceux des profs avec lesquels tu as une bonne relation, et demande leur de parler à ta mère. Ils peuvent être de très bons atouts.

- Je vais essayer.

- Et tu as parlé avec ta mère ? s'enquit Kyle. Je veux dire, est-ce que vous avez vraiment discuté toutes les deux de ton avenir ?

- Elle ne veut rien entendre.

Pourquoi ça ne m'étonne pas ? Je réponds :

- Bon... tu sais, aussi difficile que ce soit, il faut essayer de la comprendre. Elle a sans doute peur. Le monde de l'art est difficile, et elle veut que tu ai un emploi stable, que tu ne connaisses pas la difficulté.

- Mais c'est ma vie ! J'ai le droit de faire ce que je veux de ma vie !

M'étant visiblement mal fait comprendre, je rectifie le tir.

- Je n'ai pas dit qu'il fallait l'approuver, juste la comprendre. On commence par comprendre, et puis parfois, on finit par se mettre d'accord. Mais pas l'un sans l'autre. Tu as raison, ta vie est ta vie. Si ta mère ne veux pas t'écouter toi, elle écoutera peut-être tes professeurs, des gens qui te côtoient au quotidien et pourront lui expliquer tes motivations.

- Et ton père ? l'interroge Kyle. Il en dit quoi ?

- Lui il s'en fiche. Il suit l'avis de ma mère, même quand il ne le connaît pas alors...

Rien à espérer de ce coté là.

- Mais je demanderai à mes profs, assure Blanche. Je pense qu'il y en a un ou deux qui pourront m'aider.

- Bien, approuve Kyle. S'il y a un conseiller d'orientation ou quelque chose dans le genre dans ton lycée, va aussi le voir, prends un rendez-vous pour ta mère.

- Il faut qu'elle comprenne que t'empêcher de faire ce que tu veux ne pourra que te rendre malheureuse, dis-je. Joue cette carte là aussi.

- D'accord. Je vais essayer. Merci.

- Pas de problème, assure mon animateur préféré. Et si besoin est...

- Tu rappelles. On verra ce qu'on peut faire.

- O.K. Bonne journée.

- A toi aussi Blanche, concluons-nous avant d'enchaîner sur un peu de musique, pour faire une pause.

Ca faisait longtemps que je n'avais pas eu d'appel de ce genre. Tandis que James Brown évoque son Man's man's World, j'espère en silence pouvoir un jour admirer les toiles de Blanche dans une quelconque galerie d'art.

*

Et mine de rien, entre deux conseils d'ordre juridique à un bonhomme qui veut attaquer son voisin pour vandalisme, - car ma licence toujours valable d'avocate me permet de faire ce que le barreau pourrait qualifier de concurrence déloyale- et quelques autres interventions plus ou moins graves, la matinée tire son chemin. A dix heures, nous passons l'antenne à nos collègues, puis jusque midi, nous mettons les gens qui en ont besoin en contact avec différents organismes sociaux. Quand quelqu'un vous confie qu'il a un problème grave, ne plus rien faire une fois qu'il a raccroché serait selon moi de la non assistance à personne en danger. Or End Blues se veut vraiment aider qui peut être aidé. C'est pourquoi mon carnet d'adresses est empli de coordonnées de psy, d'assistances sociales ou de déprimés. Pas très gai c'est vrai, mais justement pour que les choses deviennent plus gaies. Du coup l'arrivée de midi n'a rien de libératrice, parce que je n'ai pas besoin de me libérer. J'aime ce que je fais. J'aime ce travail, même si parfois je le trouve... éprouvant.
En voyant que mes charmants amis s'apprêtent eux aussi à quitter l'immeuble par l'ascenseur, je fais demi-tour et me dirige vers les escaliers. Ce qui me fait tomber sur Mr Jennings, qui arrive à grandes enjambées. Pas qu'il soit particulièrement pressé, il marche toujours de cette façon, peut-être pour paraître plus grand. On dirait que c'est moi qu'il veut voir.

- Julia ?
Mine de rien c'est agréable d'être employée par quelqu'un qui connaît votre prénom.
- Bonjour patron !
Il sourit. Il adore être appelé patron. A mon avis lui aussi doit avoir besoin de se sentir important de temps en temps.
- Bonjour oui... je voulais juste vous dire que Broder attend votre lettre pour lundi.
- Je l'écrirai ce week-end, je comptais aller voir La Symphonie du Silence ce week-end alors...
- La Symphonie du Silence ?
- C'est un film arménien, expliqué-je.
- Je vois, fait-il avec la tête de quelqu'un qui ne voit pas. C'est parfait. Bon, et bien bonne journée à vous.

- A vous aussi patron.

Et il repart, toujours à pas de géants. Moi je commence ma longue descente. Cette " lettre " dont parle Mr Jennings, c'est l'une de mes autres fonctions à la station : critique cinématographe. Je vais voir un film par semaine, je rédige une sorte de petite chronique que Ted lit durant l'heure culturelle diffusée l'après-midi, parce qu'étant moi-même en direct sur "End Blues" pendant l'enregistrement de "Pas d'Art sans Désordre", je ne peux être présente. Mon patron m'avait permis de choisir dans laquelle de ces deux émissions je préférai " me produire. " J'ai choisi. Et je vais quand même au cinéma. Oui oui, " scandaleux ", je sais. Pendant que d'honnêtes gens triment quinze heures par jour pour un salaire de misère, je suis payée pour aller au cinéma. Enfin, je paye ma place comme tout un chacun, mais j'ai une infime hausse de chiffres sur feuille de paie à la fin du mois. Ca m'aide beaucoup, et à vrai dire même si ce n'était pas le cas, je continuerai à aller au cinéma. Nous sommes trois chroniqueurs différents pour cette rubrique. Ma spécialité c'est le cinéma étranger. Alors que le monde s'extasie sur le cinéma américain, l'américaine aime le cinéma du monde. Que voulez-vous ? J'aime le cinéma étranger : chinois, espagnol, français ou yougoslave, tellement... pas plus réel mais... plus vivant. Où l'on filme les gens et les âmes plus que les corps et les effets spéciaux. Bien sûr il arrive que les Chinois fassent aussi des navets et les Américains des chefs-d'œuvre, je trouve juste que ça arrive plus souvent dans l'autre sens. Et ça ne m'empêche pas d'aimer les films de Capra ou de Woody Allen.

N'importe où ailleurs, une chronique sur des films que personne ne va voir ne serait pas acceptée, mais ce n'est pas le cas sur S3FM. Je suis vraiment contente de travailler pour une station de radio qui ne délaisse pas la qualité au profit de l'audimat, qui prône la culture et pas la consommation. Bien évidemment, on y gagne moins niveau argent que d'autres stations plus populaires, mais je m'en fiche. Il y a tellement de choses plus importantes que l'argent...

Dehors le soleil est à son zénith et tape dur.
Je repense à la conversation que j'ai eue avec Kyle sur les anniversaires. Je n'ai évidemment pas oublié ma date de naissance, puisque je souhaite chaque année son anniversaire à Tina. Mais je n'aime pas la communiquer. Je n'aime pas fêter mon anniversaire. On pourrait croire que je n'assume pas mon âge (ce qui à vingt-neuf ans serait vraiment triste), mais je crois surtout que ce que je n'assume pas, c'est le fait d'être une adulte à part entière (si toutefois j'en suis une.)

Lorsque j'ai atteint ma majorité, je n'ai pas sauté de joie comme la plupart de mes amis. J'avais au contraire l'impression d'avoir perdu quelque chose. Impression renforcée par le mémorable discours de ma mère, qui incluait cette phrase devenue culte : "maintenant que vous n'êtes plus des enfants, il est temps d'agir en conséquence". Or il y a tellement de choses merveilleuses dans l'enfance. Je pense que je n'ai jamais vraiment aimé grandir. Ce qui me manque le plus, ce sont toutes ces petites choses que l'on peut faire lorsque l'on est jeune, et qui une fois que vous avez dépassé un certain âge, deviennent interdites parce qu'elles vous font passer pour une gosse arriérée. Par exemple, marcher sur le rebord des trottoirs. Quand on est enfant, on peut marcher sur les rebords des trottoirs, bras tendus pour conserver son équilibre, comme s'il y avait un torrent furieux de chaque coté du bord. En fait, je crois que ce torrent, c'est justement la fin de l'enfance, l'âge adulte. Parce qu'une fois que vous l'avez atteint, que vous êtes tombé dans le torrent, il vous entraîne, vous ne remontez plus, et vous marchez normalement, comme tout le monde, au milieu du trottoir. Ou sur la chaussée si vous êtes l'un de ces agaçants piétons qui gênent les voitures. Vous ne voyez plus de torrent, juste de l'alsphate gris et sale, le monde réel quoi. C'est sans doute un tort, mais j'ai cette tendance à fuir la réalité. Toutes ces joyeuses pensées me tournent dans la tête en un manège un peu fou tandis que je marche justement sur cet alsphate gris et sale. Il est midi dix, et c'est l'heure de la pause déjeuner. Je pourrais la passer sur un banc public à manger un super sandwich que j'aurais acheté à Ray, et à regarder les oiseaux. Mais je me rappelle que le chien de Bob et Karen Park, mes futurs ex-voisins, est toujours chez moi, et qu'il a peut-être envie de manger un peu. J'espère qu'il y a quelque chose qui traîne dans le frigo, car rien n'est moins sûr. Je rentre donc chez moi. Et quand j'ouvre la porte d'entrée, Georges me réserve un accueil chaleureux en me sautant littéralement dessus. Ai-je précisé qu'il s'agissait d'un labrador encore jeune certes mais qui pèse son poids ? Il me fait tomber et aboie joyeusement. C'est sympa un chien, ça vous fait comprendre que vous avez de l'importance pour lui. Si je ne veux pas de chien, c'est parce que je juge qu'il serait malheureux en appartement. Et si je n'ai pas de chat à la place, c'est pour la véritable raison qui fait que je n'ai pas de chien : je ne veux pas me sentir seule au point de raconter ma journée au chat le soir.

Georges me rappelle qu'il a faim d'un jappement. Je me relève pour aller jusqu'à la cuisine. Soupir de soulagement à la vue de la dernière boîte d'aliment pour chien qui trône au milieu du frigidaire. Heureusement que Karen et Bobby récupèrent leur animal ce soir. S'il a passé les derniers jours ici, c'est parce que mes voisins de palier déménagent. Ils ont enfin trouvé la maison de leurs rêves dans la ville de leurs rêves qui se trouve être Boston, et s'en vont aujourd'hui même pour commencer dès ce soir leur projet de remplir cette grande maison de petits enfants. Jamais vu un départ aussi rapide. A peine ont-ils signé qu'ils fourguaient le chien chez moi avant de déménager tous les meubles. Je suis contente pour eux, mais ils vont me manquer... Les Park étaient les seules personnes de l'immeuble, tout au moins de l'étage, agréables et capables de conversation. J'espère que les nouveaux locataires seront tout aussi sociables.

Sa gamelle vide, le chien est venu s'asseoir à mes pieds. Je lui caresse la tête. C'est vrai que ce n'est pas une présence désagréable. Mais je n'ai jamais eu besoin d'un animal pour faire en sorte que mon appartement ne me paraisse pas tristement vide. Je le remplis avec de la musique. J'ai toujours su me mettre comme en phase avec la musique. Alors quand je vais mal, je passe un disque de ces groupes qui savent nous faire partager leur joie de vivre. C'est ce genre de musique qui passe en ce moment. Pas parce que je vais mal, non. Pas besoin d'aller mal pour vouloir être de bonne humeur n'est-ce pas ? Pourtant j'ai l'impression que c'est le cas pour pas mal de gens. Ils sont naturellement maussades.

Lorsque je me promène dans la rue, je croise toutes ces personnes que je n'ai jamais vues, je leur dis bonjour. Et ils ne répondent pas, se contentent de vous jeter un regard surpris ("où est-ce que je l'ai déjà vu celle-là ?") voire carrément outré ("mais qui est cette folle qui ne me connaît pas et me parle ?"). Et ces regards ôtent le sourire de ceux qui disent bonjour. Il arrivera un jour où, sur notre belle planète, plus personne ne se dira bonjour. Ce sera dommage. Dommage et triste.
...
Je vais manger quelque chose.
Et mettre la musique plus fort.

*

Un programme radio qui dure deux heures d'affilées une matinée parait déjà long, on aurait du mal à imaginer que je puisse encore travailler à la station l'après-midi. C'est pourtant le cas, une fois par semaine. Vendredi, fin de semaine justement, il faut croire que la proximité du week-end rapproche surtout les gens de leurs soucis. A cause du nombre d'appel édifiant enregistrés ce jour-là, l'émission est reconduite l'après-midi. Cette fois j'arrive à l'avance, un saxophone dans mon étui à la main, et un agréable arrière goût d'orange dans la bouche. Il fait chaud, plus chaud que ce matin. Dans l'immeuble, la ventilation s'est mise en route et fait claquer les feuillets en un rythme presque musical. Il n'y a qu'une personne dans l'ascenseur, et c'est Kyle qui me refait la scène du Mask où son idole le grand Jim Carrey jouait les loups de Tex Avery. Je ne peux pas m'empêcher de rire. J'adore Tex Avery. Bref, une ambiance très sympa pour aborder la suite de la journée. Avec un ding sonore, la cabine nous laisse au vingt-neuvième étage où nous rejoignons notre poste. Je dépose mon saxophone dans un coin de la pièce et vais m'asseoir aux cotés de Kyle, prête à reprendre le boulot. La première personne qui nous contacte souffre d'un mal qui ronge pas mal de gens aisés ayant réussi leurs vies : il s'ennuie.

Son existence ne mène nulle part, il n'a rien à faire et passe son temps à se demander quoi faire sans jamais rien entreprendre. Kyle lui a donné le numéro d'une agence de voyage et moi l'adresse d'une association bénévole (puisqu'il a du temps à perdre, autant le perdre correctement). S'en suit un charmant jeune homme qui veut changer de travail mais n'ose pas le dire à son employeur, celui-ci étant son père. Un peu de musique entre tout ça, l'après-midi est relativement calme, même s'il n'y a que quinze secondes entre le dernier appel et celui-ci. Accueil sympathique de Kyle qui lui dit ensuite :

- Vous êtes en direct madame, nous vous écoutons.
- Mademoiselle, répond-elle, un rien sèchement. Franz. Maggie.
Parler sans cesse à des gens que je ne vois pas a affûté mon analyse de la voix et de l'intonation. Franz, Maggie... à la façon dont elle le dit, je pense qu'elle n'apprécierait pas que nous l'appelions par son prénom. De toute façon elle ne nous en laisse pas le temps.
- Avez-vous déjà vécu un amour impossible, mademoiselle Daal ? me demande t-elle.

Amour impossible... Non mais je vous jure. L'amour impossible, c'est bon pour les films à l'eau de rose et les séries TV pour adolescents ! Ce qui fait que l'Amour est l'Amour, c'est que justement tout y est possible. Mais ce n'est peut-être pas ce qu'il y a de mieux à dire à cette femme. Et surtout... j'ai comme un doute soudain. Et si ce n'était pas le cas ? Si Shakspeare ne s'était pas trompé dans son Roméo et Juliette ? Car il n'y a une chose que l'on a tendance à trop négliger : le facteur humain. Et les humains aussi capables de tous les possibles, ce qui inclue capable de faire du "tout est possible" un impossible. Alors ?

- Je ne sais pas, tout dépend de ce que vous qualifiez d'amour impossible. Parlez-vous d'un amour non réciproque ou d'une union qui ne peut être ?
- Non, notre amour est réciproque, ce n'est pas ça.
- Racontez-nous, propose Kyle.
- Je l'aime. Sa famille ne veut pas de moi.
- Mais ce n'est pas avec sa famille que vous voulez être, lui fais-je remarquer.
- C'est vrai, mais sa famille c'est tout pour lui. Il ne veut pas me choisir à leur place.
- Vous lui avez demandé de choisir ?
- Bien sûr !
- Je crois que tout le problème est là, mademoiselle Franz, vous ne pouvez lui demander de faire un choix entre la femme qu'il aime et sa famille.
- Vous croyez ?

Il y a presque une espèce de condescendance dans cette réplique, comme si mon avis ne pouvait être qu'irrationnel. D'un autre coté, de la sincérité perce dans sa voix, et elle veut vraiment savoir ce que je crois. Les gens d'aujourd'hui sont des paradoxes personnifiés.

- J'en suis persuadée. Si vous l'aimez, si vous l'aimez vraiment, vous devez être capable de comprendre qu'il veuille rester attaché à sa famille. Et de son coté, il doit être capable d'occulter leur jugement à eux pour vous aimer à sa manière.
- Alors qu'est-ce que je dois faire ?
- Apprenez à accepter sa famille, même si elle ne le fait pas. Montrez-vous plus mûre qu'eux. Ce n'est pas toujours facile, mais si cet homme est celui que vous aimez, ça en vaut la peine non ?
- C'est vrai...

- Ce n'est pas toujours facile à admettre, mais l'Amour se nourrit de compromis. Etre capable de se gêner pour l'autre est une preuve d'affection.
- Vous avez peut-être raison. Je vais reconsidérer les choses sous cet angle.
- D'accord. Et si ça ne marche pas, n'hésitez pas à rappeler, ajoute Kyle.
Lorsque Maggie Franz a raccroché, mon partenaire me jette un regard quelque peu énigmatique et dit :
- Je n'imaginais pas que l'amour se nourrisse de conditions.
- Non ! De compromis ! Ce n'est pas la même chose. L'Amour ne serait s'accommoder de conditions. D'ailleurs le verbe aimer ne supporte pas le conditionnel.
Il hausse un sourcil, puis dit :
- C'est joli comme phrase.
- Merci.
- Tu devrais te mettre à la poésie. Moderne, ça va de soi.

Il aime bien me taquiner sur les choses parfois étranges que je peux dire aux gens. Et il pourrait continuer longtemps sur ce thème s'il n'était interrompu par un autre appel. Sans doute le dernier vu l'heure. Pas le temps de dire ne serait-ce que bonjour, un son désagréable grésille dans mon casque.

- Julia, Tina m'a dit que tu viendrais ce week-end.
Cette voix... et elle me tutoie... non, ça ne peut pas être...
- C'est vrai ? continue la voix. Tu comptais me prévenir quand ?
Elle a osé ! Comment a t-elle pu oser ? Je fais signe à Kyle de passer quelque chose pendant que je fais basculer la ligne sur le privé et tente de rendre ma voix la plus outrée possible. Ce qui, vu les circonstances, n'est pas bien difficile.
- Maman ! Je t'ai déjà dit de ne jamais m'appeler à ce numéro ! Je travaille.
- Tu travailles.
Réplique qui tombe comme la lame d'une guillotine, d'une voix posée, parfaitement calme, inquiétante... suite :
- C'est la meilleure. Se contenter d'écouter passivement des moins que rien qui n'ont pas de quoi se payer un psy, un travail.
Ecouter, un acte passif ? On n'imagine pas toute l'énergie qu'il faut dépenser pour vraiment écouter quelqu'un, et pas seulement l'entendre. Et d'ailleurs, écouter ma mère me demande mille fois plus d'énergie qu'écouter n'importe qui d'autre.
- Maman, je vais raccrocher.
- Ne fais pas ça !

Voilà comment me parle ma mère quand ce n'est pas sous forme de question : presque exclusivement au présent de l'impératif. Comment peut-on prétendre communiquer avec quelqu'un en ne lui parlant qu'au présent de l'impératif ?
- Un travail, répète t-elle en un soupir.
Je peux presque l'entendre secouer la tête de droite à gauche.
- Julia, poursuit-elle, tu es l'incarnation du drame moderne.
- Drame moderne ? Le drame moderne n'existe pas maman, le drame est éternel, il ne s'inscrit dans aucune époque, il s'inscrit dans le Temps, le temps tout entier, de Jésus à George Bush fils l'Histoire n'est qu'une éternelle répétition, une répétition de drames où seule change l'arme employée. Non maman, c'est quand il n'y aura plus de drame que nous pourrons qualifier cette époque de moderne.
- Ne me parles pas comme ça...
Bon sang, encore cet impératif...
- A demain, ai-je lâché avant de couper la "communication".

Je me demande si maman et moi ne vivons pas un amour impossible...
Tandis que Kyle concluait l'émission en souhaitant un bon week-end à tous les désespérés de San Francisco, j'ai foncé à la régie leur dire de bloquer tout appel en provenance du numéro de ma mère. C'est faisable au moins ? Le technicien me rassure, c'est faisable, et c'est fait, voilà, encore un pont de coupé avec celle qui m'a donné le jour (ce jour dont j'essaie d'oublier la date) et semble le regretter depuis. Lorsque je me rassois, je ne peux empêcher ma tête de se laisser lourdement retomber sur la table de travail. Kyle sort quelque chose de sa poche et me le tend :
- Sucre ?

Il s'attend peut-être à ce que je lui donne la patte... Je ne sais pas comment Kyle a appris que j'étais hypoglycémique, mais depuis, je ne peux pas baisser les paupières sans qu'il ne me tende du sucre.

- Non, merci.
- Tu es sûre ?

Et je ne sais pas non plus comment quelqu'un d'aussi... agaçant ? parvient toujours à me faire sourire. Il a vraiment un don. Un don génial.

- Et certaine. Merci.

Kyle me fait penser à Georges le Jaune d'un seul coup. Oui, il y a plus flatteur comme comparaison, mais ce n'est pas tant au chien que je l'assimile, c'est à l'être qui vous accueille toujours avec entrain quand vous entrez et qui vous ramène vos pantoufles (en l'occurrence, votre sucre) lorsque vous avez froid aux pieds. Un ami quoi.

- Kyle ?
- Oui ?
- Fais-moi penser à t'inviter à mon prochain anniversaire.

 

 

*

J'ai lu quelque part que le bonheur était une succession de petites satisfactions. Selon ma soeur, ce n'est pas exactement ça. Pour elle - et peut-être est-ce elle qui a raison - le bonheur, c'est lorsque vous n'avez plus à compter les petites satisfactions parce que la vie devient elle-même une grande satisfaction. Mais il reste exact que les petites mènent au bonheur. Pour moi, l'une d'elles consiste à aller prendre un déca avec Danny sur la terrasse d'un petit café, à l'heure de sa pause. Enfin lui prend un déca, moi une limonade. Je n'ai jamais aimé boire de café. Goût trop fort pour moi et surtout, teinte trop noire. En réalité, prendre un café vous empêche de dormir non pas parce que c'est un excitant, mais parce que tout ce noir assombrit votre humeur. Je bois de la limonade. C'est limpide et pétillant. Ca réveille, mais ça n'empêche pas dormir. Et puis ça me fait ma dose de sucre. Donc, comme tous les vendredis après-midi, Dan et moi nous sommes attablés au Citizen Cake, dans Grove Street. Pendant que mon frère sirote son café, je regarde les passants qui se promènent sous le soleil. Il y a un couple de retraités en train de faire les vitrines, un homme qui aborde tout le monde avec je ne sais quelle pétition à la main, et une enfant qui, bras tendus, traverse le grand torrent de l'âge adulte sur la corde raide de l'enfance qu'est le bord du trottoir...

- Oh, je t'ai entendue tout à l'heure, me dit Danny. C'est étrange, j'ai cru reconnaître quelqu'un parmi tes auditeurs...
Moi qui avais presque réussi à oublier ce désastreux épisode... Venant de ma mère, rien ne devrait plus m'étonner mais je me suis toujours plu à croire que dans le fond, elle me respectait. Un peu. Quand même. Ce retour à la réalité est brutal tout de même...
- Je n'arrive pas à croire qu'elle ait pu faire ça. Je pourrais me faire virer pour ce genre de conneries.
- Avec ton taux d'audience tu ne risques rien.
- Je parle sérieusement Danny. Ta mère...
Il émet un raclement de gorge destiné à me ramener à la... raison ?
- Notre mère va finir par m'attirer des ennuis.
- Je lui en parlerai.
- Bonne chance, répliqué-je, ce qui signifiait merci en fait.
- Je vais en avoir besoin, reconnaît-il. En tout cas, admets que pour te casser les pieds, elle déborde de créativité et d'imagination. Ce qui prouve qu'elle en a tout de même un peu, contrairement à ce qu'elle peut dire...
Imagination. Ma mère déteste ce mot et tout ce qui s'y rapporte. Avec elle, il faut vivre bien ancré dans la réalité. Pas de place pour l'imagination ! Elle est abonnée au réel comme d'autres le sont au câble.
- Je crois qu'elle a trop vite perdu son âme d'enfant. De toute façon, si on la perd, c'est toujours trop vite...
Dan repose sa tasse de café et me regarde avec son demi-sourire que j'aime tant.

- Et à quoi reconnaît-on que quelqu'un a perdu son âme d'enfant ?
- Lève la tête.
Il ne pose pas de questions et obéit. Je lui demande :
- Qu'est-ce que tu vois ?
- Des nuages, de la flotte pour bientôt.
- Et voilà.
Il sourit, de nouveau.
- Et voilà quoi ?
Moi, dans ces nuages, je ne vois pas d'averse imminente. Leurs contours flous m'évoquent un voilier que le vent pousse loin d'ici. J'espère que je serai à bord un de ces jours...
- Quand quelqu'un n'est plus capable de voir des formes dans les nuages, c'est qu'il commence à perdre son âme d'enfant.
- Oh [il avale une autre gorgée de café] je vais faire attention alors.
- Ca me fait très plaisir.
- Tu sais que tu es folle à lier...
Pour le coup, je lui répondrais bien que je le sais et que d'après moi, le monde serait plus beau si on déliait les fous, mais il risquerait de ne plus énoncer le diagnostic de ma folie sur le ton de la plaisanterie affective. Alors je me contente de dire :
- Sans doute. Mais ce n'est pas grave.
- Non, pas grave du tout.
Vous savez ce qui est encore mieux ? C'est qu'il est sincère en disant cela.
- Et toi, ta journée ?
- Oh, très sympathique, fait mon frère en prenant un air mystérieux.
- Quoi ?
- Hé bien j'ai manqué d'estropier une femme qui dévalait les escaliers alors que je n'avais pas fini de les essuyer.
- Rien de très inhabituel en soi, dis-je plus pour le taquiner qu'autre chose, car je sais pertinemment qu'il fait toujours très bien son travail. Et ensuite ?
- Et bien après m'avoir sacré empereur de l'incompétence, elle m'a offert le déjeuner.
- Sympa.
Les personnes comme ça deviennent rares de nos jours. S'excuser est pour les gens un véritable calvaire, car veut dire admettre qu'ils ont eu tort.
- Plutôt oui. Enfin si l'on ne tient pas compte du déjeuner en question.
C'est qu'il en grimace rien qu'à l'évoquer, ce déjeuner. Je lève les yeux, en riant.
- Mais tu n'es jamais content.
- Ce n'est pas ça, ce sont les œufs mayonnaises qui ne passent pas... [il se reprend] mais ne te méprends pas, j'ai trouvé ça très gentil de sa part. Elle aurait pu me faire virer pour ça...
- Oui, comme maman tout à l'heure...
Bon sang, il faut que je me sorte ça de la tête...
- Bon sang, il faut que tu te sortes ça de la tête !
J'en sursaute. Depuis quand Danny est-il télépathe ?
- Ce n'est pas si facile tu sais... Lorsque maman me parle, j'ai l'horrible impression que ma vie est toute tracée.
- C'est à dire ?
Profonde inspiration.
- Hé bien selon elle, à trente ans, je deviendrais une pseudo Bridget Jones désespérée par le célibat et se réfugiant dans l'alcool, et lorsque j'approcherais des cinquante ans, je serai alors devenue le clone d'Edina d'Absolutely Fabulous, en d'autres termes une sorte de paria de la société qui dissolvera ses alca-seitzer dans du champagne de qualité inférieure.
Soupir...
- Elle n'a pas tort, rétorque Dan.
Et avant que je puisse ajouter quoi que ce soit :
- Mais quand on y réfléchit bien, Paty et Eddie sont des parias heureuses ! Elles ne se soucient ni de la société, ni du politiquement correct, faisaient ce qu'elles voulaient et riaient tous les jours.
- C'est vrai ça...
- Bien sûr !
Je me sens mieux, tout d'un coup (bien sûr j'ai soigneusement occulté le fait qu'Eddie est restée désespérément seule jusqu'à la fin de sa vie. Il est des détails qu'on préfère oublier.)

La pause de Danny se termine, et il repart faire ce qu'il a à faire en pistant au détour des couloirs la jolie empoisonneuse aux œufs-mayonnaise.

*

Nous sommes loin de midi, et pourtant la chaleur n'a cessé de grimper. Le temps en devient un peu lourd, mais reste tout à fait supportable. Et puis devant passer le reste de l'après-midi dehors, j'apprécie le soleil. Notez, j'aime aussi la pluie, et le bruit qu'elle fait sur les carreaux. Je passe à la banque retirer un peu de liquide puis part faire quelques boutiques sympa le long de l'Embarcadero trouver un cadeau pour Danny.

Je dois ensuite me rendre Chez Beth. J'y joue le soir pour arrondir mes fins de mois, mais surtout par plaisir. Faire de la musique est quelque chose de génial, qui vous remet du baume au coeur et vous donne l'impression pendant quelques instants d'être sur une autre planète. Avis aux maussades de cette ville, de ce monde, si vous ne maîtrisez aucun instrument, alors chantez ! Dans le métro, dans le tramway dans la rue, sous la douche, dès que vous pouvez ! Mettez de la musique dans votre vie ! What a wonderful world comme disait Louis Amstrong, et c'est cet air que je fredonne alors que je marche vers le Jazz Club sans trop me presser. Je cherche Ray. C'est l'heure où il remballe, et il ne le fait jamais sans moi. Il doit décrocher sa banderole et rabattre le haut du chariot, son dos n'apprécie pas vraiment. Il est sur la place, entouré d'oiseaux qui picorent les miettes de pain tombées sur le sol. Il m'attend. Quand je m'approche, les pigeons s'éloignent un peu mais ne s'envolent pas. Quand je disais que les sandwichs de Ray étaient des merveilles...

- Pile à l'heure, commente ce dernier en me voyant arriver. C'est tout vous : en retard pour aller travailler mais pas pour extorquer de la nourriture à un vieil homme.

- Je suis ravie de voir que vous me connaissez aussi bien ! ai-je répliqué en me mettant sur la pointe des pieds pour atteindre le toit pliant.

- Je plaisante. Et puis vous savez Julia ?

- Quoi donc ?

- Vous êtes ma meilleure cliente !

Echange de sourires. J'aime beaucoup cet homme. Je ne sais pas quel âge il a mais il est jeune de coeur. Pendant qu'il maintien le vieux panneau de bois en place, je bloque les barres de métal dans la cavité prévue. La carriole de Ray a tellement subit les outrages du Temps qu'il faut maintenant être deux pour la refermer. Une fois cela fait, il pousse un soupir fatigué.

- Merci.

- Pas de quoi, dis-je comme chaque soir. Je vous vois demain ?

- Que mangeriez-vous sinon ?

Nouveau sourire. Je ne m'en lasserai jamais. Il s'éloigne dans une direction opposée à la mienne en me saluant de la main. Et juste avant de disparaître de mon champ de vision, il lance de loin :

- Tiens, vous n'avez pas votre saxophone ce soir ?

Alors que Ray tourne au coin de la rue, je palpe l'air au dessous de moi pour vérifier. Et c'est vrai ! Le saxophone... je l'ai laissé à la station. Evidemment le temps de refaire l'aller-retour, je serais plus qu'en retard. Quelle poisse ! Bah, voilà qui conclue la journée sur une note humoristique. Même si ce n'est pas drôle. Il faut croire que je commence à adopter le point de vue du Barbier de Séville : Je me presse de rire de tout de peur d'être obligé d'en pleurer. Et comme je murmure cette phrase, ça tombe. Ou plutôt ça s'effondre. Le ciel j'entends. Il déverse aussi soudainement que mesquinement une cascade d'eau à transformer San Francisco en nouvelle Atlantide. Il pleut quoi. En quelques secondes, les caniveaux sont pleins et les gens tous réfugiés dans leur voiture ou sous les abris-bus. Tant d'eau... Je ne peux pas rentrer à pied sous un déluge pareil. J'aime la pluie, mais tout de même... Je pars en une quête sans doute vaine pour trouver une cabine téléphonique libre, pour attendre que l'averse passe, et en état de marche, afin d'appeler Betty. Et même si je ne crois pas en Dieu, je ne peux m'empêcher de murmurer "miracle" quand je vois un homme raccrocher le combiné et quitter le réduit de verre pour affronter les flots. Je m'y engouffre et décroche... une tonalité. Re-miracle... Ne pas oublier d'aller brûler un cierge plus tard. Je fouille mes poches... oublie le cierge Julia, tu n'as pas de monnaie. Je me vois mal aller en demander aux sans-abri... Mais pourquoi je ne pense jamais à prendre un parapluie ? Je finis par retourner mon sac sur la tablette accrochée dans l'angle de la cabine, un vrai cliché de film (américain en plus.) C'est que je deviens vraiment Bridget Jones moi ! Ah ! Une pièce ! Cinquante cens, largement suffisant pour informer Betty que je ne serai pas à l'heure... Après quelques sonneries, la voix puissante mais néanmoins mélodieuse de mon amie résonne dans le combiné.
- Allô ?
- Beth ? C'est Julia.
- Comment vas-tu ? me demande t-elle sur un ton amical.
- Ca va. Ca a été avec Jeff ?
- Jeff ? Oh, l'octogénaire dépressif ?

(Un peu de respect Beth...)

- Il était ravi. Je crois qu'il va devenir un habitué.
- Ah oui ? Essaye de ne pas en faire un alcoolique tout de même. Ecoute, je voulais te prévenir, je serai en retard ce soir.
- Ah bon, tu viens tout de même ?
- Comment ça "tout de même" ?
- Tu ne m'avais pas déjà dit que tu prenais ta soirée parce que tu devais rendre leur chien à tes voisins ou je ne sais quoi du même genre ?
Argh ! J'avais complètement oublié ce détail...
- Je te rappelle, ai-je dit dans le combiné avant de sortir précipitamment de la cabine sans même raccrocher le téléphone.
Mais quelle imbécile ! Enfin tachons de voir le coté positif de la situation (perdu au milieu des cotés négatifs) j'aurais fait une découverte : contrairement à ce que l'on dit, courir sous la pluie n'empêche pas d'être trempée. Si bien qu'en entrant dans le hall de l'immeuble, on dirait que je viens d'échapper à la noyade. Ou plutôt que je n'y ai pas échappé. Moïse pas sauvé des eaux en quelque sorte. En espérant que le concierge ne me voit pas, je me faufile jusqu'à l'ascenseur. Une fois au neuvième, il y a bien deux centimètres d'eau dans la cabine. Et je n'ai décidément rien de Moïse, surtout pour écarter les flots. Lorsque je m'engage dans le couloir, je peux voir Bob et Karen attendre devant ma porte, sans manifester le moindre signe d'impatience. Ils esquissent même un sourire à ma vue. Nous n'avons jamais été tellement plus proche que des voisins, mais en même temps, on ne réalise pas tout ce qu'implique cette simple relation. Bon sang, ils vont me manquer ! Je me suis excusée, ai ouvert et reculé avant que Georges ne m'envoie de nouveau au tapis. Mais il s'est contenté d'un jappement amical à mon intention avant de rejoindre ses maîtres.
- Eh bien... merci, a murmuré Karen. Vous allez nous manquer Julia.
- Vous n'imaginez pas à quel point la réciproque est vraie, ai-je dit en la prenant dans mes bras pour lui dire au revoir.
Même si je devais les accompagner à l'aéroport, nous préférions nous faire nos adieux ici. Après une accolade avec Bobby, nous sommes descendus et avons suivi Georges dans la rue jusqu'au taxi. Dehors la pluie avait cessé de tomber. Sur la route, nous nous sommes promis de nous écrire et de nous donner des nouvelles, tout en sachant que nous ne le ferions probablement pas. Lorsque nous sommes arrivés, j'ai donné une dernière petite tape sur la tête de Georges Le Jaune - Elisa sera triste de ne plus le voir- et les Park se sont engouffrés dans le hall empli de monde, pour devenir à leur tour des éléments de la foule, des gens parmis tant d'autres qui ne feraient plus vraiment partie de ma vie.
J'ai attendu jusqu'à ce que l'avion décolle. Ai poussé un soupir. Life goes on, comme disaient les Beatles. Je les ai regardés partir avec un soupçon de tristesse pour moi, et beaucoup de joie pour eux, qui allaient enfin vivre leur rêve, fonder leur famille. Je n'ai peut-être pas la vie dont je rêvais. Mais je crois que dans le fond, je sais l'apprécier. J'ai un boulot stable, un toit, une famille, des amis. Tout le monde n'a pas ma chance n'est-ce pas ? Et puis après tout, ce sont nos choix, bien plus que nous possessions, qui font de nous ce que nous sommes. Peut-être qu'on ne peut pas tout contrôler. Mais il y a certains choix que nous ne sommes pas obligés de faire. C'est pour ça que j'ai laissé partir le taxi et que je suis rentrée chez moi en marchant sur le rebord des trottoirs.